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Julien Blaine Bye-bye la pref.
Caractères pour celui qui flambe (live à la Maison d'Espagne, Paris 2000) Mes souvenirs avec Julien Blaine par Etienne Brunet « C’est le début du magnétophone. J’interviewe les éléphants. On ne comprend rien à ce qu’ils disent, mais rien du tout. Et quand moi je parle on comprend tout ce que je dis. Mais après, je change la vitesse et moi (il parle en accéléré), et l’éléphant : Eh, Oh, Eh là, c’est le contraire ! C’est l’éléphant que l’on comprend, et moi que l’on ne comprends plus… » Julien Blaine (Art Action, éditions Intervention). Je n’étais pas présent le jour de sa performance fondatrice, mais j’adore ce concept, ce « pitch » comme disent les journaux. Je suppose qu’ensuite, Julien s’est toujours entouré d’une pléiade de musiciens pour jouer le rôle de l’éléphant savant. Pendant 20 ans, je l’ai accompagné dans cette fonction au saxophone, clarinette basse et cornemuse. Quelques souvenirs, racontés au hasard de ma mémoire. J’avais connu Julien en 1987 par l’intermédiaire de mon ami, le génial percussionniste Jean Pierre Bedoyan. Je remplaçais au pied levé la violoniste Christine Cros pour jouer à « Milano Poesia». Je ne connaissais que dalle en poésie. J’étais obsédé par la volonté des situationnistes de réaliser l’art dans la vie. J’avais rencontré Brion Gysin chez Steve Lacy. J’avais vaguement entendu parler de Polyphonix et de Fluxus. J’ai fait la connaissance de Julien dans la salle d’attente de l’aéroport. Je fus subjugué. On répète vite fait dans l’après-midi. Il nous distribue ses textes, je me souviens de « Claustrophobie ». C’était l’époque de la sortie de son livre « 12427 Poèmes Métaphysiques ». Nous devions ramper sur le sol avec nos instruments de musique et crapahuter à la suite du poète pour atteindre le refuge abstrait de notre scène au milieu d’une guerre invisible. J’étais émerveillé par la beauté et l’énergie foudroyante de sa poésie. Explosion ! Lumière ! Révolution ! Instant radical ! Poésie sonore ! Quezako ? Julien revendique le simple mot de poésie tout court. Sa voix est musique : timbre éclatant chargé d’harmoniques, mélodie imprévue, rythme haletant. Je peux témoigner de l’avant « performance » tout à fait comparable à l’avant « concert » : mise en œuvre d’une concentration mentale proche d’un ressort compressé qui va être propulsé sur scène. Je me souviens d’une performance à la « Halle Saint Pierre » de Paris où nous jouions après une longue suite de poètes récitant, lisant ou déclamant leur texte. Le public fut réveillé en sursaut. « U ! » Julien débarque comme une furie propulsée par la tempête sonore de sa voix brûlante comme du rock et non binaire comme du free jazz. 1995 au « Free Music Electoral Meeting » dans une petite salle disparue de Paris : « Les étoiles ». Je pulvérise avec une bombe à peinture aérosol le logo « Antenne 2 » du T-shirt de Julien. Situation burlesque du gars qui peint sur le dos du gars de devant qui hurle « Je hais les médias ! ». L’écho renvoie la syllabe « dia, dia, dia ». Le poète marche aux pas « pop, boum, pop », il cogne le sol avec ses godasses comme une grosse-caisse de batterie. Nous avons beaucoup joué ensemble au fil des années. Mélancolie trash. Je suis ému par ces instants inéluctablement révolus, je donne des coups de pieds contre les murs : impossible de rembobiner le magnéto de la vie ! Julien est un gars hyperactif. Mes souvenirs correspondent à une fraction microscopique de ses activités. L’artiste était ici le matin. Il est déjà arrivé à l’autre bout de la planète le soir ! Je me souviens de « Muziks à Manosque » en 1999. Le niveau sonore de sa voix mesuré à 20 cm de sa gorge avoisine les 140 décibels, comme un avion au décollage lorsque l’on est près de la piste. Le poète est un guerrier de la scène. Aucune contestation possible. Il susurre, il parle, il articule, il vocifère, il explose, il hurle ! Le lendemain, d’un coup de voiture, nous foncions au premier « Festival de Poésie de Lodève ». Il me semble que nous avions inauguré notre numéro de strangulation ce jour-là. L’animal poétique se jette sur moi. Il m’étreint avec ma cornemuse et nous chutons sur le sol dans le gémissement préhistorique d’un dernier filet d’air qui se vide sauvagement de la poche en cuir de vache. Artifice distrayant pour illustrer la mort. On se relève lestement, on salue, formidable ! « L'improvisation : paroles, sons, images » au Centre Pompidou en 2001. Le poète est impressionnant de maîtrise et de puissance dans son propos. Hommage à Gherassim Lucas. Au signal de la phrase clef : « L’air sort de ma bouche », je surgis du public en jouant de la cornemuse, je descends les marches pour rejoindre Julien sur la grande scène. Les spectateurs sont époustouflés. Au même programme il y avait feu Christophe Tarkos, magnifiquement accompagné par la contrebassiste Joëlle Léandre. Elle a beaucoup joué avec Julien. En juin 2002, j’accompagne le poète en Colombie. Décalage horaire : le chasseur de l’hôtel Morrisson s’appelle Jimmy. Tout ce qui ne fait pas trace fait mémoire. Bogota, Medellin… Nous jouons la fantastique performance : « La poésie est éternellement morte ». Julien hurle son texte, torse nu, chaussé d’un poulet sanguinolent enfilé à chaque pied. Il ressemble à un tableau de Goya animé. Tension dans l’auditorium de l'Université de musique de Bogota. Grand succès. En 2006, Julien Blaine nous salue bien : « Bye-bye la Perf », beau livre avec un disque et un DVD. Il choisi de ne plus faire de performances dans le sens métaphysique de l’être et physique du mot. Son corps restera assis peinard derrière une table. Il utilisera sa belle voix tonitruante pour déclarer ses « Actions ». Le poète connaît la flèche du temps. Sa cible est l’esprit de la lettre typographique, déchiffrée sereinement. Je suis venu l’écouter à l’anniversaire des 10 ans de l’éditeur Al Dante, à la librairie « Mona Lisait ». Les meilleurs auteurs et une foule compacte de lecteurs se pressent dans les locaux exigus, fin de printemps lourd et orageux. Nous crevons de chaud sous les toits. Je salue Julien. J’ai mon saxo sur le dos. Je lui propose de m’asseoir près de lui sans jouer pendant sa lecture, à la manière d’un garde du corps immobile armé d’un saxophone silencieux sorti de son étui. Bye-bye ! Bye-bye la Perf ! En réponse, il me demande d’être prêt à intervenir dès qu’il m’appellera. Il commence sa lecture à fond de train en trépignant assis derrière un minuscule bureau. Son micro crée un larsen élégant. Il m’appelle dès le début de sa lecture : nous avons joué comme si nous venions d’une autre planète ! C’était peut-être notre meilleure prestation. Janvier 2009
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