extraits de Son@rt 010

Robert Filliou

Robert Filliou Entretien avec Georg JappeHambourg
(extrait de 9'10)

ENTRETIEN ENTRE GEORG JAPPE ET ROBERT FILLIOU
A LA KUNSTAKADEMIE DE HAMBOURG, 1984

- Robert Filliou : ...Une personne qui, sans que je le sache, probablement ici en Allemagne avait parlé de mon travail à d’autres, et là, on vivait à Düsseldorf, d’abord chez Dieter Rot, puis on a trouvé un appartement, et on a eu l’occasion vraiment de se connaître. Il connaissait l’aventure de la Cédille qui sourit, il aimait beaucoup le travail de George Brecht, il a dit : Pourquoi on ne fait pas une exposition de tous les deux? Donc il y avait quelques oeuvres de George, qu’il avait faite avant, quelques oeuvres que j’avais faite avant, et puis des oeuvres qu’on avait faites ensemble pendant qu’on était à Villefranche. Et c’est là qu’on a présenté pour la première fois le concept qu’on avait développé, « The Eternal Network ». Pour cette exposition, le catalogue donne les adresses où tous les gens pouvaient aller plutôt que de venir à la galerie. Il y avait les bars de la ville, la gare, le cimetière, l’opéra derrière chaque carton. C’est là qu’on a proposé de rendre public ce concept d’ « Eternal Network » qui en même temps commençait à s’installer d’une façon pratique au Canada, tout ce mouvement parallèle qu’on appelle « artist’s run places », et le concept d’ « Eternal Network » s’est avéré utile, tu vois encore qu’après tant d’années, très souvent, quand on parle de galeries parallèles, ils emploient « networking », « part of the network ». A cette époque-là, il y avait même une maison d’édition qui s’était créée et qui existe peut-être encore à Toronto, qui s’appelait « The Eternal Network ».
- Georg Jappe : Cette exposition, à ce que je me rappelle, n’a pas eu beaucoup de résonance.
- R. F. : L’important, c’est qu’elle ait été faite. George et moi dans un sens, nous étions, et peut-être nous le sommes demeurés, des artists’ artists. C’est-à-dire, comme on dit que James Joyce est connu comme the writers’ writer. Ce sont les autres  écrivains  surtout  qui  connaissent  James  Joyce  et  ce  que  ça représente, son travail. Et donc il y avait cela un peu dans notre travail, et pour le travail peut-être de plusieurs de nos camarades.
- G. J. : L’échange des monuments aux morts par contre a été une exposition qui a eu une grande résonance.
- R. F. : Alors là, nous avons eu quelque chose qui est vrai, qui est objectif, et une fois ceci passé, nous nous sommes installés en Allemagne, parce que nous vivions nous-mêmes maintenant à Düsseldorf en même temps que Daniel qui avait ouvert son restaurant et Dieter et Dorothée Ianone bien sûr qui était avec Dieter, et tous nos amis, André Thomkins à Essen...
- G. J. : Il y a eu Marcel Broodthaers.
- R. F. : Marcel Broodthaers est venu, Robin Page est venu, et George Brecht, qui était à ce moment-là à Londres, est venu aussi. C’est pour cela qu’il y a eu cette situation à Düsseldorf qui pendant quelques temps a été unique, et ce qui l’a rendue possible, c’est que nous avons été parfaitement accueillis par les artistes allemands, et en particulier ceux de Düsseldorf. Et cet accueil même qu’ils nous ont donné a permis bien sûr de faire d’autres choses, et je me souviens très bien que c’est à Stéphane Wewerka qu’une fois j’avais parlé du projet d’échange de monuments aux morts, et il m’a dit : Je connais quelqu’un que cela va intéresser. Donc, on a fait le projet d’échange de monuments aux morts, trois ans plus tard, on a fait l’anniversaire de l’art. Ça a commencé à faire boule de neige. Tu connais Marcel Broodthaers, jamais il n’aurait pu réaliser le Musée des Aigles s’il n’avait pas été à Düsseldorf. On nous a donné vraiment une chance de s’exprimer, de réaliser des choses que nous n’avions pas pu réaliser, alors que nous sommes arrivés la plupart en Allemagne avec cette réputation d’artists’ artists.
G. J. : Artists’ artist. Je pouvais te concevoir aussi dans un espace de poètes ou dans un espace philosophique. Un espace libre qui intègre des personnages marginaux ou des gens interdisciplinaires, ce qui n’a pas lieu dans la littérature ou dans la philosophie.
R. F. : C’est très vrai. Très souvent, je présentais mon travail comme une activité poétique. Sur un de mes passeports, j’avais « Profession : poète ». Ça faisait vraiment tiquer les douaniers. Tu te souviens, quand on passait les frontières, Marianne?
G. J. : J’avais profession philosophe dans mon registre de mariage. Je terminais juste mes études de philosophie.
R. F. : Certaines activités, comme les happenings, qui ont été développées par des peintres, ou les events qui viennent surtout des musiciens, ou ce que nous appelions avec Emmett et d’autres « action poetry », le seul endroit où on pouvait les réaliser, c’était ou bien dans des galeries, des petites galeries, y compris à Paris, ou dans la rue bien sûr, mais entre nous, ou dans des musées. Parce que tout d’un coup, à cause, maintenant je le sais, du travail de Sandberg à Amsterdam, de Pontus Hulten à Stockholm, de Cladders en Allemagne et d’autres, tout d’un coup il y avait toute une génération de jeunes directeurs de musée qui ne se contentaient plus de présenter des oeuvres d’art du passé, qui voulaient que le musée contribue et aide la création actuelle. Ça, ça a été un changement radical. Parce que les toutes premières années, il n’y avait rien, on ne pouvait pas montrer nulle part. Il n’y avait aucun éditeur, sauf de petites revues, qui aurait publié des trucs comme ça. Les petites revues, heureusement, nous les avons toujours. Et les petits éditeurs. Ce qui doit permettre à tellement de jeunes de faire exactement la même chose. Oui, tu as parfaitement raison, il y avait un espace. Moi, j’ai souvent dit, et je dois même en avoir parlé par écrit, qu’une des grandes choses qui a permis, comme je le vois moi, à l’art moderne de sortir un peu, de savoir ce qu’on va faire, c’est d’y inclure l’univers poétique et celui du concept, tellement que c’est devenu « conceptual
art ». Il y a tout cette situation qui a changé le visage de l’art, parce que c’était un objectif que nous avions tous, c’était un moment où nous étions en train d’éliminer les frontières entre les arts. Entre la poésie, la musique, l’art visuel, la philosophie, et maintenant, comme tu sais, ça faisait aussi  partie  de  Fluxus,  mais c’est quelque chose qui moi m’a toujours intéressé, entre l’art et les autres activités de la vie. C’est-à-dire le contact avec la science, le contact avec le travail manuel, le contact avec la vie. Oui, c’est vrai. Ça, ça a été une chose capitale.
- G. J. : Et ça a changé depuis?
- R. F. : Ça a changé. Si tu te réfères à l’article d’Allan Kaprow que tu as lu, ça a changé beaucoup de choses. Allan parle d’ « artlife », d’ « artlikelife ».
- G. J. : Il y avait ce mouvement assez fantastique des années 70 qui n’est plus le même qu’aujourd’hui. Vois-tu les raisons de ce changement?
- R. F. : Il y a ce que le concept d’ « Eternal Network » annonçait un peu. C’était de notre point de vue à nous la fin du concept de l’avant-garde. J’ai fait une étude, « Research on the Eternal Network », où je dis que le concept d’avant-garde n’était plus utile maintenant. Qu’il valait mieux se concevoir comme faisant partie d’un réseau sur plusieurs niveaux, au point de vue artistique, ce qui veut dire que l’on n’a plus besoin de l’« art scene », même si ça existe toujours, l’art se fait là où tu habites, c’est là où on est que l’on fait de l’art, donc tout ce développement de l’art, y compris de l’art postal, du mail art. L’importance du centre diminue, n’existe plus, quoiqu’il soit demeuré très important, puisque dans les grandes villes, c’est là où l’on peut se rencontrer, surtout pour l’art « artlike ». Ça, c’est le premier réseau. Le deuxième, c’est de considérer l’art lui-même comme l’une des activités dans laquelle s’engagent les êtres humains. Et le troisième, pour ceux que ça intéresse, mais je crois qu’il y en a beaucoup, c’est le réseau qui va vers le haut. C’est-à-dire que toutes ces activités humaines, et moi j’y inclus les activités des autres êtres, font partie d’un réseau qui rejoint vers le cosmos.
- G. J. : Un réseau spirituel?
- R. F. : C’est ça plus ou moins. Donc, dans ce sens-là, le concept d’avant-garde n’est plus utile. Et alors, ce qui s’est passé, d’un autre point de vue, peut-être davantage du côté « artlife », maintenant que le concept  d’avant-garde  n’était plus utile après tant d’expériences où tout était possible dans l’art, je dis que la seule chose qui compte, c’est l’esprit dans lequel on fait des choses. Et alors, en particulier pour les peintres, ils sont retournés à la peinture, ils disent : « Ce n’est plus la peine de continuer sur les traces d’untel ou d’untel. Nous, nous reprenons ce truc-là », et alors, on donne toutes sortes de noms. Et généralement, ce qui me plaît, c’est qu’il y a le mot « nouveau », « nouvel ». Ça laisse ouvert. Mais tout le reste continue. Je ne sais pas ce que l’art est devenu. Pour moi, quand j’emploie le mot « art », j’y inclus toutes les activités artistiques, celle des poètes, celle des musiciens, celle des  gens  qui  utilisent  la vidéo. Dans une génération de plus, les poèmes peut-être ne seront plus publiés dans des livres, on aura la vidéo.
- G. J. : Il y avait aussi dans cette création permanente le principe d’équivalence, un côté disons, destructeur, négatif, bien fait, mal fait, pas fait. Il y a une ambivalence contre l’art.
- R. F. : C’est-à-dire que le principe d’équivalence, bien sûr c’est quelque chose
qui m’est venu spontanément. C’est venu comme ça. Je l’ai appelé après « principe de création permanente / principe d’équivalence ». « Bien fait, mal fait, pas fait ». Il n’y a pas de jugement de valeur dans l’art. C’est-à-dire que pour moi, le « pas fait », la façon dont je l’ai appliqué, et en l’appliquant je l’ai découvert, le « pas fait », c’est ce qui rend possible les autres choses. Je me suis aperçu que le « pas fait » devient de plus en plus grand. Puisque j’utilisais le terme de « création permanente », quand on a une conception du temps qui est différente, c’est-à-dire ou bien on compte juste le temps présent, le temps qui s’écoule comme ça, dont la meilleure référence, c’est celle de William Blake qui est sublime, qui dit que : « The fraction of second is equal to eternity / Because in a fraction of the second the poet’s work is gone ». Ou alors si tu prends le temps comme une durée, si tu penses le temps des astro-physiciens, le temps de la tradition en termes de création permanente, c’est équivalent qu’une chose soit bien faite, mal faite ou pas faite.
- G. J. : Tu n’as pas compris ma question. Ce paradoxe d’être d’une part un artists’ artist, c’est-à-dire de faire des choses qui ne sont que pour les artistes, et d’autre part de déclarer tout comme création permanente, équivalent, c’est aborder la limite entre art et non-art.
- R. F. : Ah oui, là maintenant je comprends mieux ce que tu veux dire. C’est-à-dire la contradiction est celle-ci. C’est que généralement, le genre de propositions que j’ai pu avancer, puisqu’on parle de moi, là où elles ont été le mieux reçues, le mieux comprises, c’est par d’autres artistes. Mais moi personnellement, mon travail s’adresse à tout le monde. Ce qui fait partie de mon travail, que parfois d’autres qui sont dans le métier apprécient, c’est justement d’élargir le concept de l’art jusqu’au concept de la création permanente. Donc, c’est un peu comme ça que j’ai écrit « Teaching and learning and performing arts ». J’ai voulu rendre disponible, sous la forme de dialogues, j’ai voulu rendre disponible à tout le monde ce concept de la création permanente. La diffusion des oeuvres d’art est tellement difficile qu’à un moment donné j’ai considéré la diffusion des oeuvres d’art comme étant un anti-art. J’ai lu un exemple qui m’avait frappé. J’ai lu que même après que Saint-John Perse ait eu le prix Nobel de littérature, son dernier livre s’était vendu à 37 copies ou quelque chose comme ça.
- G. J. : Dans cette carte postale que Koenig a édité, il y a cette phrase sur l’art qui rend la vie plus intéressante...
- R. F. : Là, j’ai présenté le paradoxe. Basiquement, le matériau, la matière première de toute activité artistique, poétique, c’est le paradoxe. C’est lié à cette oeuvre d’art que j’avais faite, où j’utilise un personnage qui regarde des  deux côtés, et le titre, je l’ai fait en sérigraphie, c’est « Looking both ways is the poet’s poor priviledge ». Donc, il y a plusieurs années, j’ai fait une sérigraphie là-dessus, et j’utilise ce personnage très souvent dans mon travail. Donc, ça, c’est une façon d’assumer le paradoxe. Une fois que j’ai commencé à
connaître un peu l’histoire de  l’art  moderne,  je  me  suis  rendu  compte  que c’était un des problèmes auquel  s’est  attaqué  l’art  au  XXe  siècle,  au  moins
depuis l’époque des dadaïstes qui répétaient sans cesse que la vie est plus intéressante que l’art. Mais les artistes tout le temps pensent à ça; entre nous, on en parle très souvent. Est-ce qu’on devrait continuer à faire de l’art? Est-ce que cultiver ton jardin, ce n’est pas une poésie suffisante? On parle toujours de ça, d’une façon qui pourrait être très fascinante pour les non-initiés, parce que dans des conversations, surtout quand on est en train de vider quelques bouteilles de vin, parfois il y a des intuitions absolument fantastiques. Et en même temps, l’art continue. Le dadaïsme fait partie de l’histoire de l’art, comme Fluxus. Donc voilà ce que j’ai exprimé de cette façon : « L’art est ce qui rend la vie plus intéressante que l’art ».
- G. J. : Il y a tout de même une différence entre vie et art.
- R. F. : Il y a une différence entre la vie de l’artiste et la vie des autres personnes. C’est-à-dire, je pense en général que la vie des artistes, et de nouveau je parle de tous les arts, pas seulement l’art visuel, que l’art pour l’artiste lui-même, c’est une façon de vivre qu’il ou qu’elle a choisi. Chacun va supporter les conséquences de ce choix. Je n’hésite pas à employer le mot art ou de faire remarquer que tout le monde pourrait considérer avec attention ce que j’appelle les « principes d’économie poétique ». C’est un terme plus large. Ce que les autres appellent art, pour l’artiste, c’est sa vie, et les artistes en général, c’est le seul groupe de gens, et parmi les artistes, il y a des gens qui sont d’une très grande capacité, c’est le seul groupe en tant que groupe qui n’ait jamais créé une classe qui exploite les autres personnes. C’est plus souvent le contraire qui arrive. C’est le seul groupe humain que je connaisse qui a résisté à la tentation, certains diront qu’il n’en a pas eu l’opportunité, et qui n’exploite pas les autres. Ça vient de ma vie personnelle, j’ai tellement vécu la solidarité qui existe entre artistes, ça c’est quelque chose qui s’est imprégnée dans mon souvenir, on n’aurait jamais pu survivre sans nos amis. Ça, c’est le côté presque anecdotique, mais l’autre côté, c’est que la plus puissante forme d’intelligence à laquelle je crois, qui est peut-être la seule, pour moi c’est l’intuition. C’est la forme intuitive de connaissance. Les artistes ne sont pas les seuls, tous les grands scientifiques ont dit que leurs grandes idées sont venues dans des intuitions.
- G. J. : En conséquence, l’artiste n’a plus d’emploi.
- R. F. : Bien sûr. Tout le monde est artiste.  Je  crois  que  j’ai  été  assez  clair
là-dessus. Tout le monde est artiste simplement dans le sens où je souhaiterais que tout le monde considère ses activités quotidiennes comme étant de l’art. L’être humain a par lui-même un pouvoir de créativité qui fait que j’avais appelé cela « la République Géniale ». Et les artistes dans ce cas-là sont nécessaires  pendant longtemps encore comme une illustration, un guide parfois. Mais je ne parle pas de façon condescendante. Il y a une phrase de John Cage que je cite très souvent, et nous savons que John Cage n’a aucune condescendance envers qui que ce soit, c’est la phrase où il dit : « Everybody is an artist, but it takes an artist to make them realize it ». Dans le temps, j’ai employé cette expression: « Ce qui m’intéresse, c’est un art fraternel ». Frère et soeur. Pour que je ne parle pas que des hommes.
- G. J. : Et donc, tu es quelque chose comme un spécialiste de la déspécialisation?
- R. F. : Ah ah ah... Parfois quand on parle et que c’est reproduit, il faut accepter les conséquences. Comme quand j’avais dit dans une interview que je suis une sorte de spécialiste du mal fait, c’est pas bien, ça peut être mécompris. Ce que tu viens de dire, là, oui.
- G. J. : Ton expérience ici?
- R. F. : C’est la deuxième année que je suis ici. Trois semestres. Et mon expérience est très positive. Je travaille avec presque les mêmes étudiants depuis le début, sur le concept d’Artists-in-Space, d’Art of Peace Biennial, mais surtout au début on s’est consacré sur Artists-in-Space, et mainteant davantage sur le côté « Art Peace » avec le « Peace Mind ». Tout  ça,  c’est  très  positif pour moi,  je les aime beaucoup. Je  l’ai fait aussi au Danemark, pendant un mois. « Learning, teaching », j’en suis encore à ce stade-là. J’ai beaucoup appris.
- G. J. : Tu peux donner un exemple?
- R. F. : Je me suis aperçu par exemple d’un truc qui vient du manque d’expérience. Je suis allé à Copenhague au mois de novembre. J’ai passé octobre ici, novembre là, et décembre ici. Je suis allé rencontrer donc une dizaine, une quinzaine d’étudiants, finalement ils étaient aussi une dizaine à Copenhague, pour leur proposer de travailler sur le même concept. Je leur ai décrit ce qu’on a fait ici en Allemagne, et je n’ai même pas pris avec moi des diapositives. J’ai pensé de prendre des bandes vidéo. C’est le manque d’expérience qui m’a fait faire ça. Et puis j’ai assisté à une conférence d’une amie, et je me suis rendu compte comme c’était bien fait, la façon dont elle avait toutes ses dias, ça permettait aux gens de voir tout de suite, alors que là une fois de plus j’ai rencontré les étudiants comme si je faisais le Gong show. Ça, c’est ce que je considère comme « learning / teaching ». On s’entend bien, mais c’est un exemple de « teaching and learning and performing arts ». Et vraiment comme la non-école de Villefranche. On doit parler, parfois se taire.
- G. J. : Est-ce que tu as l’impression que les étudiants ont changé d’esprit?
- R. F. : Il faudrait le leur demander. J’ai l’impression qu’on a fait un travail intéressant, agréable ensemble. Puisque c’est un travail qu’on fait ensemble. Aussi bien de faire quelques bandes vidéo, être allé à Lyon pour le festival de performances, ou quand on a visité le Centre Européen de l’Espace à Darmstadt, ce sont des points forts bien sûr. Mais même dans le reste, c’est quelque chose de libre et de spontané et qui simplement sur ce canevas est pratiquement toujours improvisé. Finalement toutes sortes de choses viennent qui ont à faire avec l’expérience artistique ou l’expérience humaine en général.
- G. J. : Qu’est-ce qu’ils vont faire quand tu seras parti?
- R. F. : La plupart des étudiants que j’ai suivent  aussi  des  cours  d’éducation,
certains, au moins un, vont continuer leur travail. Le projet lui-même, c’est une façon de réfléchir ensemble sur l’art, c’est un moment d’échange d’informations et d’expérience. Qu’est-ce que c’est, l’art? Qu’est-ce qu’on fait?
- G. J. : Ils construisent des objets?
- R. F. : Non. Sauf quand il faut faire des affiches comme celle qui est partout dans l’école, des cartes postales. Mais généralement, c’est surtout sur le niveau de l’intégration de l’expérience artistique d’un côté avec la science, de l’autre côté avec la vie en général.
- G. J. : Tu as été Fluxus, qui a un côté agressif, anarchiste. Aujourd’hui, tu es du côté du tantrisme.
- R. F. : J’ai été intéressé à l’anarchie en général dans le sens que j’ai toujours été intéressé par la pensée socialiste. Les penseurs et les théoriciens qui m’ont le plus intéressé sont les précurseurs de Marx, en particulier Fourier, que je mets au plus haut niveau sur la réflexion de ce qu’un vrai socialisme serait. Dès le début pour moi, c’était le socialisme dans le sens de la plus grande liberté possible, pas de la plus grande contrainte. La plus grande liberté possible, c’est bien sûr le conflit qui existe depuis toujours, c’est l’anarchisme. Alors parfois je me présentais moi-même comme anarchisant. En français, le terme est bon, parce que ça montre qu’on ne vit pas soi-même comme un anarchiste, ni qu’on croit que l’anarchie est possible à notre époque, n’est-ce-pas? Et qu’on a de la sympathie pour le concept d’un monde qui serait basé sur la plus grande liberté possible de l’être à tous les points de vue, de l’épanouissement de l’être. Ce qui m’a toujours intéressé, comme beaucoup d’êtres de ma génération, nous qui avons vécu ces expériences absolument opposées au XXe siècle, c’est la libération à tous les points de vue, n’est-ce-pas, que ce soit la libération matérielle, la libération spirituelle aussi. Et le lien dans tout ceci, c’est que, au point de vue artistique par exemple, je ne suis pas généralement compétitif moi-même. J’ai proposé souvent même un art sans comparaison. A cause de ça,
c’est le côté non-agressif qui m’intéresse. Donc il est vrai que dans Fluxus, il y a un côté agressif, parce que Fluxus, c’est ce genre de mélange. Mais je suis à l’intérieur de Fluxus, qui est une réflexion, une contestation de pratiquement tous les aspects de l’art et de la vie et de leur relation. A l’intérieur de Fluxus lui-même, la raison pour laquelle Fluxus est resté si longtemps, c’est que nous n’avons jamais choisi d’être d’accord sur une chose. Il y a un état d’esprit. Alors il y a des différences très grandes non seulement au point de vue politique, mais au point de vue de l’attitude envers la vie, envers ceux qui sont plutôt agressifs, dans le sens qu’ils pensent que ce n’est qu’à travers cette sorte d’agressivité qu’on peut faire venir ce monde-là, et d’autres qui peut-être sont plus préoccupés par la révolution intérieure qu’extérieure, et qui savent que ça passe par la non-agressivité. Donc Fluxus lui-même contient ces deux tendances. Je viens d’apprendre d’Emmett Williams à Berlin qu’il vient d’écrire un article qui a été incorporé dans l’exposition de Szeemann qui est à Berlin, et il m’a dit : « J’ai voulu montrer deux contrastes à l’intérieur de Fluxus », il a écrit un article que je n’ai pas lu, qui s’appelle « Le gourou et le connaissant ». Il compare certaines attitudes. Donc c’est pour ça que, surtout ces dernières années, je me suis intéressé à la relation  art  et  tantrisme.  Parce que le tantrisme étant une technique de développement intérieur dont le but, comme l’alchimie, est de transformer les poisons en nectar, de ne pas nier le négatif, d’utiliser le négatif pour le rendre positif, d’aller au-delà de l’opposition bien et mal en se servant de ce que nous appelons le poison pour en faire pas seulement une antidote, pour vraiment lui rendre sa pureté initiale, donc je m’intéresse beaucoup actuellement à art et tantra, et au Canada, avec un ami, nous avons formé quelque chose qui s’appelle « The Afro-Asiatic Combine dedicated to research the influence of contemporary african and asian thought on western culture ». Et nous avons déjà eu des contacts avec Dudjom Rinpoché, dont je t’avais parlé, parce que c’est lui, parmi les jeunes maîtres thibétains que nous connaissons qui s’intéresse le plus et qui voit le plus clairement la relation entre l’art moderne et le tantrisme et qui dit : « L’art  en général est tantrique ». Il trouve que l’art occidental, c’est très important, mais que les artistes eux-mêmes demeurent confus. C’est une partie de la réponse. Du point de vue social, celui que je considère comme le plus important des penseurs, c’est Fourier, qui a été le premier, avant qu’ils n’écrivent, à réconcilier Marx et Freud, et le tantrisme comme discipline intérieure.
...
- R. F. : La première fois que j’ai fait ça, c’était en 1977 au Canada, à l’université de Calgary. Il y a un célèbre programme de télévision au Canada qui s’appelle le Gong Show. Qui n’a rien à voir avec ce que j’ai fait. J’ai pris ce titre après avoir décidé de me donner 30 secondes pour tous les sujets que j’aborderai, et une fois que les 30 secondes sont terminées, quelqu’un sonne le gong, et ici bien sûr, c’était Marianne. Alors, au Canada, ça amuse les gens, parce qu’il y a une sonorité familière, le Gong Show, tu vois. Alors, quand je suis arrivé ici, j’ai décidé que j’allais le refaire. J’utilise toujours le système de A à Z. Ce système de A à Z, c’était venu en 1971, Irmeline Lebeer avait à écrire un grand article sur moi pour une revue qui n’existe plus, qui s’appellait « Art Nouveau ». Et Paul Lebeer et elle ont eu l’idée de l’appeler « Le petit Robert illustré ». Parce qu’il existe le dictionnaire le petit Robert. Et de faire de A à Z. A un moment donné, on avait décidé que ce serait pour Gino de Maggio qui à ce moment-là en Italie était intéressé à faire un livre sur mon travail, après le livre qu’il avait fait sur George Brecht. Finalement, il ne l’a pas fait. Mais déjà Irmeline et moi, on avait commencé à travailler sur ce concept de A à Z. Et maintenant qu’un livre va se faire à l’occasion de l’exposition, on a considéré un moment de faire à nouveau de A à Z. Et on a décidé que non, parce que 12 ans se sont passés, c’est un système qui a été utilisé très souvent maintenant. A ce moment-là, c’était bien.
- G. J. : Je me rappelle que tu as toujours commencé par une activité d’abord parlée, ensuite tu as entrepris les choses.
- R. F. : Ici, j’avais apporté quelques objets pour montrer aux étudiants. Il  y  a par exemple quelques petits multiples que j’avais avec moi, et je les ai montrés. Ça devait être sous B ou sous F, je ne sais pas, Futile Box, je l’ai fait en anglais, c’est pour ça que c’est sous F, sinon je regardais sous B, la Boîte Futile. J’avais apporté avec moi la Boîte Futile. Elle a été réalisée pour une édition par un copain en Suède. C’est une boîte en bois dans laquelle il y a une balle rouge, et quand on ferme la boîte, elle s’ouvre en bas et la balle tombe. Et ça, c’est quelque chose que j’avais conçu il y a très longtemps, et alors je m’amusais souvent quand des gens me visitaient, et je leur montrais cette boîte, je disais : « Moi, j’ai déjà écrit le commentaire sur mon travail ». Enfin c’est un jeu comme ça. Donc je me souviens que j’avais avec moi la Boîte Futile, j’ai pu la sortir et je leur ai montré, la balle a roulé comme ça. Et la nouvelle façon d’éteindre des allumettes. Alors ça, c’est quand j’étais allé à Londres, je crois en 1962 ou 63, et mon fils Bruce avait 7 ans, et je ne l’avais pas vu depuis plusieurs années, parce qu’il vivait avec sa maman, nous étions séparés depuis plusieurs années. Et alors il m’a demandé : « What do you do for the living? ». Alors je lui ai dit : « I am an inventor ». Il m’a dit : « What did you invent? ». Je lui dis : « I invented the new way to blow up a match ». Et c’est là qu’il a eu cette réponse superbe, il m’a dit : « I am also an inventor ». Je lui ai dit : « What did you invent? » . Il m’a dit : « I invent the new way to give people head aches », « des maux de tête ». Justement, il avait 7 ans. Et c’est pour ça que le livre « Teaching and learning and performing arts » est dédié à Bruce et à Marceline, notre fille, sa soeur, parce qu’elle aussi avait eu une de ces remarques qui montre tellement l’esprit dans lequel ce livre a été écrit, et peut-être une certaine approche du travail. Elle avait dit une fois à mon frère qui est médecin, elle devait avoir peut-être 6 ans, elle lui avait dit : « Tu vois, tonton, toi quand tu travailles, tu joues, et moi quand je joue, je travaille ».
- G. J. : En quoi consistait cette machine?
- R. F. : La première version qui a été faite, c’était un  gland  d’un  chêne  dans
lequel j’ai planté une allumette, mais avec le bout qui s’allume en haut.  Et pour le faire tourner comme une toupie. Dans l’édition qu’on a faite, c’est une petite toupie qui imite un peu comme un gland en bois, et le point rouge de l’allumette, ou noir, est en haut. Et alors il faut allumer l’allumette, et en le faisant tourner comme une toupie, elle s’éteint. Ça, c’est « a new way to blow up matches ». Et alors ce qui est difficile, c’est d’allumer l’allumette. Une fois,
il y a des années, quand le fils de Diter Rot, Jorn, était très jeune, je lui avais donné une boîte, et on s’est amusé, Diter, lui et moi, pendant longtemps, comment allumer l’allumette. Parce que, sinon, on peut se brûler. Mais il y a moyen de le faire. Parfois, il faut une autre allumette. Le mettre en train, puis on allume celle-ci, et puis hop. On a essayé toutes sortes de façons. Alors voilà, j’avais apporté une nouvelle façon d’éteindre les allumettes.
- G. J. : Et puis tu vas m’expliquer « Object without object ».
- R. F. : Oui. Ça, c’est un concept que j’utilise encore beaucoup. Sans objet. Tu vois des initiales avec des briques, S. O.? Ça veut dire Sans Objet. J’ai pensé peut-être pour mon exposition à Paris faire construire ou construire moi-même avec un maçon, en briques, à l’entrée de l’exposition, un grand truc qui  dirait :
« Sans Objet ». Dans mon esprit, cela a plusieurs connotations, et je l’emploie dans un sens ou dans un autre. Parfois « sans objet » dans le sens où j’avais une oeuvre que j’avais osé dans l’exposition « Objets » chez Marian Goodman, où beaucoup de gens participaient. J’avais envoyé seulement une lampe électrique vide au mur avec un cadre, et sur le cadre était imprimé « sans objet ». Alors Nicolas Scalas, le critique de New York, m’avait demandé ce que c’était. Je lui avais dit que c’est un peu l’équivalent du langage non verbal que nous utilisons tous. Ça donne une indication sur notre discours. Mais en même temps, ce n’est pas ça. C’est sans objet. C’est fait sans objet. Alors, je lui ai indiqué le deuxième sens, c’est que depuis Marcel Duchamp, nous avons l’habitude de considérer, et George Brecht aussi, les objets ou bien par leur fonction, ou bien comme des sculptures ready-made. Déjà je  m’étais  attaqué  à ce problème dans l’Exposition intuitive. Mais on peut aussi présenter un objet sans objet. C’est en ce sens-là que c’est un peu l’équivalent du discours non verbal. On peut le présenter sans objet. Ça donne une indication, le choix dans un sens où tu as donné donc une indication. Mais c’est fait sans objet, ce n’est présenté ni comme oeuvre d’art ni par sa fonction.
- G. J. : Mais ça joue aussi avec « sans sujet ».
- R. F. : Bien sûr. Et sans objet, cela veut dire qu’il n’y a aucune raison de le faire. La raison pour laquelle tu le fais, c’est un peu dans le sens de l’excentricité de chacun. Donc c’est sans sujet bien sûr. J’ai fait une version où il y a une brique qui pend du plafond. Et en-dessous, à l’envers, est écrit « sans objet ». Et ça se reflète dans un miroir, qui dit « sans sujet ». Et dans le miroir, on lit « sans objet ». Là, j’ai combiné les deux choses. Parce qu’alors là, on parvient au deuxième sens du « sans objet », c’est qu’un objet n’en est pas un si tu le regardes avec l’oeil par exemple de la théorie des quantas. L’oeil de la sagesse. Un objet n’en est pas un. C’est seulement de la lumière. Ce sont nos sens qui nous empêchent de voir que ce sont des molécules qui volent... Donc il y a aussi ce sens-là. Que cet objet n’en est pas un.
- G. J. : Et c’est presque toujours avec des briques. Avec le briquolage...
- R. F. : Le tout premier « sans objet » que j’ai fait, c’était en 1969, et Marcel Broodthaers vivait avec nous. Il me semble qu’à Marcel, j’avais offert un « sans objet » qui était un morceau de bois, il y avait des crochets sans rien dessus. Donc, j’ai pas toujours utilisé des briques. Pendant longtemps, c’était fait avec du bois, et celui que j’ai envoyé à New York, c’était une lampe électrique avec un cadre. C’est depuis que je me suis mis à utiliser des briques dans le briquolage que je l’ai fait sans objet. Et juste en ce moment, avec Wolgang Feelish, on est en train de préparer un multiple, une brique sur laquelle sera simplement imprimé « sans objet », pour le rendre disponible. Mais en fait, je peux montrer une chaise et l’intituler « sans objet ».
- G. J. : Je voudrais tout  de  même  savoir  si  les  briques  sont  pour  toi  une
matière spéciale, chaude, consistante, ou bien est-ce que ça vient plutôt par le jeu de mot poétique, bric-à-brac, bricolage?
- R. F. : Pour moi généralement, mais Marianne en  a  été  le  témoin  souvent,
c’est le matériau qui me donne l’idée, pas l’idée qui me donne le matériau. Le plus souvent, ça part de ce qui m’entoure, et c’est sur la base de cette chose-là, et en l’utilisant, que peut-être un concept viendra. J’aime les briques, j’aime la couleur ocre, j’aime surtout ces briques-là. J’aime les briques, et le contraste entre le poids de la brique et la légèreté de l’esprit est quelque chose qui m’intéresse. Donc c’est parti de là. Ce n’est qu’après que je l’ai appelé « briquolage », tu vois. J’avais utilisé des briques, j’ai eu fait des livres comme ça avec des briques, j’ai utilisé des briques longtemps avant que je décide de faire toute une exposition basée simplement sur l’usage de briques, que j’appellerai « Briquolages ». Ça, c’est une très bonne question, George, parce que c’est difficile de penser à tout son travail, mais un exemple précis, c’est une oeuvre que j’ai faite, qui s’appelle le « Le siège des idées ». Et un petit livre a été fait là-dessus qui a été édité par Lebeer-Hossmann. Et c’est une chaise, comme une chaise de camping, on ne peut pas s’asseoir dessus, il n’y a que le cadre en métal. Et de ma main, il y a écrit, entre les barreaux, « Le siège des idées ». C’est vide complètement, sauf ce truc-là. Alors je n’ai pas pensé au siège des idées, et puis j’ai cherché une chaise. Nous étions à la maison, et j’allais jeter à la poubelle une vieille chaise de camping sur laquelle on ne pouvait plus s’asseoir, et j’étais déjà à la poubelle quand j’ai pensé au « siège des idées ». Et là, il y avait une mathématicienne, Edwige Regenwetter, qui vivait chez nous, et c’était la première fois qu’elle voyait un peu comment le travail artistique se fait. Parce que j’ai rapporté cette chaise pendant que les autres parlaient, j’ai sorti un bout de tissu, j’ai fait « Le siège des idées ». Et alors elle s’est mise à poser toutes sortes de questions en mathématicienne.  Le  siège  des  idées  contient-il  l’idée  qu’il   est   le   siège, comment sait-il qu’il est le siège des idées, contient-il  l’idée  qu’il  n’est  pas  le siège, ne pas être le siège des idées. Alors, c’était tellement bien, je lui ai dit : « Pourquoi tu ne l’écris pas? ». Alors nous avons publié un petit livre, avec une analyse « Le siège des idées », qui est simplement une photo de cette chaise avec une analyse logique d’Edwige Regenwetter, et ce petit livre a été édité par Lebeer-Hossmann, a été traduit en anglais. Voilà, ça, c’est un cas qui répond d’une façon très précise à ta question. La relation entre l’objet et l’utilisation...
- G. J. : Quand tu prends quelque chose, c’est rarement travaillé. Est-ce que c’est un héritage de Duchamp, est-ce que c’est le génie sans talent, ou est-ce que c’est un esprit voulu? Est-ce que tu évites l’artistique, le métier?
- R. F. : Il y a un peu de chaque point de ce que tu as soulevé. C’est l’héritage de Duchamp dans le sens que l’utilisation des objets à l’état brut est une des choses que Duchamp et d’autres nous ont légué, cela fait partie de l’héritage artistique. Il y a le côté de l’utilisation de choses qu’on peut trouver, que moi-même je ne pourrais pas faire et qui sont là, qui sont disponibles. Par exemple dans le sens que je ne fais pas faire mon propre papier. Je connais des artistes ou des écrivains qui fabriquent leur propre papier, même à présent. Mais moi j’utilise ce que je trouve, et pendant longtemps, j’ai utilisé  n’importe quoi, c’est-à-dire que je n’ai pas fait le choix. Par exemple, si j’ai un morceau de bois qui traîne, je n’ai pas fait le choix d’aller acheter un meilleur bois que ça. D’aller chez le menuisier, je l’ai fait pour d’autres oeuvres. C’est le troisième côté de la question, l’oeuvre, « La chaussette rouge dans une boîte jaune », j’ai acheté simplement des planches dont j’avais besoin et de qualité différente pour faire des panneaux de bois qui sont de telle ou telle dimension. J’aime le bois. Je n’hésite pas à construire moi-même les choses toutes simples dont je peux avoir besoin. En général, je vais employer ce qui est disponible, puisque c’est ce qui est disponible qui m’a permis de concevoir la chose. J’ai une relation directe. Généralement, c’est la spontanéité. Et c’est pour  ça  que  j’ai  eu  toute cette série  de  travaux  que  j’appelais  « join  work  of »,  « join work of myself » et le matériel, « join work of myself and wood, nails, ink... ». Et j’ai inclus là-dedans l’état d’esprit dans lequel je me trouve. C’est-à-dire que j’ai considéré comme étant co-créateur, par exemple la joie, la tristesse, l’état d’esprit dans lequel je me trouvais. Donc il y a quelques oeuvres qui circulent où il y aura écrit par exemple : « The join work of myself and wood, ink, sadness... ». Et tu sais que c’est sur cette base-là qu’on va articuler le livre, puisque pour le moment le titre qui est prévu, c’est « Mind in progress », et comme sous-titre, ce sera : « Join work of myself and Marianne ». Puisque Marianne a été tout le temps partie prenante de cette vie et de cette activité qu’à un moment donné j’ai baptisé « Création permanente ».
- G. J. : Dans une oeuvre de Spoerri, une de ses meilleures, « La table de Robert », on ne voit que des cigarettes, quelques rares outils et pratiquement rien d’autre.
- R. F. : Parce que cette table, c’était ma table à manger. Ce n’était pas ma table de travail. C’est un repas de Daniel, il doit y avoir beaucoup de bières aussi, c’est un repas que Daniel et moi avons pris ensemble dans notre petit appartement à Marianne et moi au Danemark en 1961. Je venais d’être expulsé du Danemark et déjà Marianne était partie en France avec Marcelle. Alors Daniel restait avec moi dans ce petit appartement, c’était 2 petites pièces, et il a tout collé, il m’a acheté tous les trucs, et il le collait au fur et à mesure. Le premier soir, je m’étais fait une table sur 2 caisses de bière Tuborg, les célèbres caisses vertes, et une table avec un bois que j’avais trouvé, peint en noir. Et le premier soir, on a mangé là-dessus, mais aussi Daniel travaillait, il devait y avoir quelques outils qu’il employait, c’était des outils de Daniel probablement. Et c’est devenu « La table de Robert ». Il l’a mise de côté, il l’a collée. Le lendemain, on a mangé sur une caisse de bière, et c’est devenu des tableaux-pièges, je crois que Gerstner en possède. Tout est devenu un tableau-piège. Après qu’on a eu mangé sur  les  caisses  de  bière,  on  a  mangé  sur  la planche à repasser, et puis après quelque chose avec le parc de bébé de Marcelle, c’est aussi devenu une oeuvre. Tout y est passé. Quand on est parti, il n’y avait plus rien. Et c’est quelques-unes des oeuvres classiques de Daniel, et justement dans
la Topographie, il explique comment ça s’est passé.
- G. J. : La Topographie, ce n’est pas un livre à lire de A à Z?
- R. F. : Justement, c’est à lire de temps en temps. Eventuellement tu peux tomber dessus, ça peut être sous le nom de Marcelle, je ne sais plus sous quelle lettre c’est.
- G. J. : Dans le livre que Koenig a fait, c’était ton premier livre...
- R. F. : Le premier livre qui a été publié, c’est le livre sous forme de cartes postales que Dick Higgins a publié à Something Else Press à New York, c’est « Ample Food for Stupid Thought ». Ça a été le premier. Mais « Teaching and learning and performing arts », c’est la première fois que, dans un sens, je me suis dit que je vais rendre disponible aux gens ce que je considérais à cette époque-là comme quelque chose qui pouvait être intéressant. Et c’est Koenig qui l’a publié.
- G. J. : Et c’est dans ce livre que tu loues la pauvreté de l’artiste comme ascèse, d’autre part tu parles beaucoup d’argent, et tu dis que la meilleure chose pour toi serait d’enseigner (« teaching »).
- R. F. :  J’ai été invité 2 fois en Angleterre, à Leeds, pour venir pendant quelques jours. En 1965, c’était la toute première expérience que j’ai eu. Il faut penser au contexte dans lequel nous vivions à cette époque, sans argent pendant des années. Nous n’avons survécu que grâce à l’aide de tous nos amis, c’était absolument fantastique comme les autres artistes nous ont aidés. J’ai rarement rencontré un artiste qui d’une façon ou d’une autre ne nous ait pas aidés. Ou bien en nous passant un atelier, Arman sa chambre au Chelsea Hotel, Pol Bury m’a passé son atelier s’il ne l’utilisait pas, Takis, Daniel bien sûr, Karl Gerstner, tout le monde. Et alors pour  moi,  ce  qui  me  paraissait  le  mieux, surtout avec cette proposition de « Teaching and learning and performing arts », ce qui est une sorte d’aide, le truc simple de la création permanente, ce serait d’enseigner, surtout qu’à ce moment-là on en parlait. C’est-à-dire qu’en 1968 à Los Angeles, il a été créé, avec de l’argent  que  Walt Disney avait laissé, 30 millions de dollars, une école d’art, qu’ils ont appelé CALART, Californian Institut of Art, soi-disant je devais aller enseigner là-bas, parce que tous les amis qui vivaient aux Etats-Unis avaient été engagés, Allan Kaprow, Emmett Williams, Dick Higgins, Alison Knowles, Nam June Paik, tout le monde en parlait comme le futur Bauhaus. La référence, c’est toujours le Bauhaus. Moi, on m’avait expliqué qu’on ne pouvait pas me prendre en 1969, on me prendrait l’année d’après, en 1970. Et alors, nous étions complètement fauchés, et nos amis qui vivaient à Düsseldorf, Daniel Spoerri, Dieter Roth, Karl Gerstner et André Thomkins, se sont réunis et ils ont réuni de l’argent entre eux et ils nous ont écrit en disant : « Si vous voulez venir en Allemagne, nous avons réuni une somme de 5000 marks qui vous permettra de vivre pendant plusieurs mois. » Et de les rejoindre, c’était fantastique. Mais nous sommes venus en chemin pour les Etats-Unis. Cela explique aussi pourquoi je n’ai pas appris l’allemand, nous allions partir. A cette époque-là j’avais la double nationalité, je m’étais occupé de tous les papiers pour Marianne et Marceline, tout était prêt pour partir, je n’attendais que de rencontrer Dick Higgins, Allan Kaprow et Emmett au moment de l’exposition Fluxus que  Harald  Szeemann a organisé en 1970 à Cologne. Et ça, je n’oublierai jamais, je suis allé les voir au petit déjeuner, ils étaient dans un hôtel, et alors ils me disent : « Tu sais, on est tous foutus à la porte, ils ne veulent plus de nous. » Ils avaient signé un contrat de 2 ans. « Les conservateurs détestent l’atmosphère de cette école, et ils vont nous garder jusqu’à la fin du contrat, c’est-à-dire un an de plus, pour ne pas avoir à payer pour rien. » Et c’est ce qui s’est passé. Tous, sauf Allan Kaprow. C’est le seul qui est resté. C’était une très grande déception.
- G. J. : Tu te rappelles de cette exposition « Happening et Fluxus »? Quels souvenirs tu en as?
- R. F. : J’en garde un souvenir mitigé, comme tout le monde. Mais c’est un bon souvenir. Sur le moment il y a eu quelques difficultés au point de vue de la présentation. Et puis il y a eu des difficultés quand la police est venue. Vostell avait amené une vache qui allait vêler, la police est venue, alors certains ont décidé de fermer leurs petits cubes, on avait tous des petits cubes comme ça, dont moi par exemple, et d’autres ont décidé que non...
- G. J. : Je me rappelle surtout de cette soirée où on représentait des petites pièces Fluxus devenues classiques. Est-ce qu’on peut faire revivre les choses?
- R. F. : C’était la première fois qu’on faisait un essai, et dans un sens, ça a été le plus difficile. Depuis, tu vois, les soi-disant concerts Fluxus, beaucoup ont été donnés, Ben par exemple, lui, il fait ça tout le temps. Il a choisi une sorte de répertoire qu’il fait extrêmement bien. Ça, c’est son interprétation à lui, et il l’a fait dans je ne sais combien de villes, d’universités... Quand les gens ne connaissent pas, c’est nouveau, surtout qu’à cette époque-là beaucoup de gens n’en avaient pas vu. Je suis même surpris par ta question dans un sens. Parce qu’en 1970, il n’y avait pas beaucoup de gens qui avaient vu. Toi, probablement, tu vois? Donc ça dépend de l’endroit où c’est fait. Regarde, c’était pratiquement le même concert, presque, qui a été donné à Montréal en 1980 où le Musée d’Art Moderne avait invité Dick Higgins, Ben et moi à une exposition. Moi, j’avais montré « Research on the origin », mais comme nous étions là, ils ont voulu faire une sorte de petite rétrospective Fluxus. Alors Ben s’est occupé de ça. Lui, il a plein de caisses, il y a eu un concert. Au Canada, ils n’avaient jamais vu ça. Alors ça a eu beaucoup de succès, les gens ont beaucoup aimé.
- G. J. : Les pièces de Brecht au piano, une fois que tu sais ce qui va se passer... Le public n’est plus choqué.
- R. F. : Il y avait  en  même  temps  à  Montréal  un  festival  de  performance international qui avait été organisé. Alors, il y a beaucoup de gens de ce festival qui sont venus. Eux, probablement, beaucoup connaissent, ou alors ça les a intéressés de voir ce dont ils avaient entendu parler, qu’ils n’ont pas vu. A moins que ce soit sur un truc différent qui a été choisi pour la circonstance. Ils le voient d’une façon différente, pour les jeunes artistes ça fait partie de l’histoire de la performance.
- G. J. : Mais tu n’as pas répondu exactement, quel est ton avis sur ces rétrospectives de Fluxus?
- R. F. : A Cologne, ça aurait pu être une bonne rétrospective si ce conflit n’était pas venu. Le jour où on a ouvert, la moitié des stands était fermée.
- G. J. : Par exemple à Wiesbaden en 1982...
- R. F. : A Wiesbaden, c’était bien, il y avait un choix parmi beaucoup d’autres, on était représenté chacun par des oeuvres qui sont ici en Allemagne ou la collection de Michael Burger ou d’untel et d’untel. Justement, c’est paradoxal. Normalement on montre de vieilles  oeuvres  plutôt  que  ce  que  nous  faisons
maintenant. Donc, c’est impossible d’avoir l’impact au moment où on l’a montré. Il serait peut-être temps de s’arrêter de faire des rétrospectives Fluxus. Ce n’est plus la même chose. Ce qui nous lie, c’est un sentiment de camaraderie, d’amitié, très souvent d’une expérience que nous avons vécu ensemble. George Brecht et moi et Marianne et Dona qui avons fait la Cédille qui sourit à Villefranche, nous avons présenté ce que nous avons fait à Mönchengladbach en 1969.
- G. J. : C’est ta première exposition en Allemagne...
- R. F. : Non, d’abord, c’est Schmela. Schmela, c’est juste un peu avant. Enfin, dans un musée, bien sûr. Il y a quinze ans de cela.
- G. J. : Et quelle était ton expérience avec cette exposition?
- R. F. : D’abord, je te dirai, si tu veux savoir ce que je pense de Fluxus, vraiment, c’est que dans le livre Happening and Fluxus, il y a 2 lettres que j’ai publiées quand on m’a demandé  un  texte.  La  première  date  de  1963,  et  je l’avais écrite au directeur d’un journal danois, parce qu’un article avait été écrit sur mon travail, et celui qui l’avait écrit critiquait le travail de mes amis, il disait que je n’avais pas voulu participer au Festival Fluxus de Copenhague, c’est-à-dire des choses qu’il ne savait pas et qu’il aurait dû demander, pourquoi je n’étais pas à Copenhague... Alors j’avais écrit cette lettre. Déjà je présentais un peu ce que je pensais sur Fluxus. Et en 1970, j’ai pris l’occasion d’écrire à George Maciunas pour lui dire ce que je pensais au moment de Fluxus en 1970. Je lui disais qu’alors dans le temps, on pouvait être « comptés », et que maintenant, c’est plein de gens qui font toutes sortes de choses pour changer le monde et que nous sommes devenus un parmi beaucoup d’autres. Je crois que là-dedans tu aurais une idée beaucoup plus précise de ce que je pense, et  de  ce  que  je  pense  toujours.  A Wiesbaden, quand on a parlé avec le public, je crois que je leur ai dit plus ou moins la même chose. Alors, maintenant, ta question était sur ce que j’ai pensé de cette situation, de cette première exposition en Allemagne. Au début des années 60, mes amis et beaucoup de gens que je connaissais, y compris Spoerri, sont de langue allemande. Daniel, suisse, Dieter Roth, et d’autres que j’ai rencontrés à travers Daniel. Et ceux qui ne l’étaient pas, Tinguely, ils allaient très souvent en Allemagne. Moi je n’avais aucune idée de ce qui se passait au point de vue artistique en Allemagne. Maintenant, je me rends compte que, par exemple, une des premières expositions d’Yves Klein a eu lieu chez Schmela. Je n’étais jamais venu en Allemagne. Quand nous étions à Villefranche-sur-mer de 1965 à 68 avec George Brecht, un jour quelqu’un a téléphoné dans le café, nous n’avions pas de téléphone, le café où nous allions tout le temps boire le pastis. A l’heure du pastis, un monsieur Schmela m’appelle. Moi, je n’avais jamais entendu parler de Schmela. Il me dit que, sa femme plutôt, Monika, parce qu’elle parle français, elle me dit qu’il voudrait faire une exposition de moi. Tu te souviens, Marianne? Alors j’ai demandé, et les gens m’ont dit : « Comment, tu n’as pas entendu parler de la galerie Schmela? » Rien n’est venu de ça, parce que  les  dates  ne  convenaient pas. Mais dès que nous avons été en Allemagne, dès que nous sommes arrivés, Schmela m’a  proposé  de  faire  une exposition. Tout de suite. C’est là que j’ai travaillé dans l’atelier de Dieter Roth, à la Kunstakademie, et c’est là que j’ai fait cette grande construction en bois, pour la première fois j’ai utilisé le principe d’équivalence. Alors je me suis aperçu que des gens en Allemagne s’intéressaient à mon travail. Par exemple, j’avais rencontré plusieurs fois Cladders, il m’avait visité même une fois à Paris, et Kramer, c’est à cause de ça que quelques-unes des oeuvres que je faisais rue des Rosiers ont été sauvées. Parfois on a fait des échanges.
- G. J. : Harry Kramer?
- R. F. : Harry Kramer, je l’avais rencontré à Paris. Mais l’autre Cremer, celui qui est collectionneur, qui est de Stuttgart, quelques-unes des oeuvres qu’il a de
moi de cette époque-là seront dans l’exposition. Donc je connaissais Johannes Cladders, mais comme ça. Il aime dire quand on s’en souvient qu’on se parlait très peu quand on se rencontrait, par exemple en 1964 à Aachen, où ça s’est terminé en scandale.
- G. J. : Précisons ma question. Pour revenir à ces paradoxes, Fluxus était tout de même contre la société existante, tandis que le tantrisme, le boudhisme veut tout de même l’harmonie. Et l’art du XXe siècle et l’harmonie, c’est une question difficile.
- R. F. : Justement, mon intuition profonde, c’est que je suis « harmonisateur ». Naturellement. Et généralement, j’ai représenté ça par « looking both ways is the poet’s poor priviledge », et dans ma vie personnelle, je ne dis pas que je n’ai pas été agressif parfois, ou que je n’ai pas parfois utilisé des choses agressives. C’est un passage pour moi plutôt que quelque chose de profond. Je rêve de l’invention d’un instrument de musique que j’appelle déjà l’ « harmonisatorium », exactement comme il y a l’harmonium. Je ne sais pas encore comment le concevoir, j’ai eu pensé à plusieurs choses, mais ça nous emmènerait trop  loin.  Donc  oui,  il  y  a  cette contradiction bien sûr. Je suis attiré par le boudhisme, parce que le boudhisme, profondément, c’est l’harmonie. L’harmonie de l’être social, qui est une personne, et puis l’harmonie de tout avec tout. A l’intérieur du boudhisme, le tantrisme, c’est une technique. Où les maîtres thibétains sont de grands spécialistes. Alors, à l’intérieur de Fluxus, une chose que j’ai trouvée très intéressante dès le début, c’est que beaucoup d’entre nous avaient été influencés par le boudhisme, surtout sous la forme du boudhisme zen. Donc il y a John Cage bien sûr, George Brecht, et puis le concept de non-art, il y a Nam June Paik, il y en a d’autres qui dans leur pratique quotidienne de l’art, comme Emmett Williams, même s’ils n’utilisent pas le mot, sont influencés, comme on l’a trouvé dans le travail de Duchamp aussi.
- G. J. : Mais pourquoi tu n’as pas adopté le zen? Pourquoi tu as adopté le tantrisme?
- R. F. : Mais au début, ça a été beaucoup le zen. Si on regarde beaucoup de mes oeuvres, j’ai utilisé très souvent le zen. Par exemple, ce que j’avais appelé le Filliou idéal, « sitting quietly doing nothing » que j’ai eu fait dans des performances, c’est l’idéal du  zen,  « sitting quietly doing nothing ». J’ai eu fait des oeuvres comme ça, des haï-kus, et les mille poèmes japonais. J’ai vécu au Japon, mon introduction au boudhisme s’est faite au Japon. Je suis encore lié avec cela, puisque Albrecht Fabri, George Brecht et moi, nous avons traduit le Hsin Hsin Ming, un classique du troisième patriarche, simplement il y a 3 ans, et  je  connais  beaucoup  de  gens  qui pratiquent...
- G. J. : Et pourquoi tu es passé du zen au tantrisme?
- R. F. : Parce que j’ai rencontré les maîtres thibétains. Profondément en moi, je suis un harmonisateur. Une chose qui me tourmentait souvent, c’est que non seulement ce qu’on appelle la tradition ou la doctrine, non seulement elle est divisée dans beaucoup de traditions différentes où il faut beaucoup de talent d’harmonisateur pour voir ce qu’elles ont en commun, entre les Dogons, les Hindoux... Non seulement il y a cela, mais à l’intérieur du boudhisme lui-même par exemple, il y a 3 écoles principales, il y a le Petit Véhicule et le Grand Véhicule, et le Grand Véhicule lui-même est divisé en 2 parties, les 2 écoles principales étant le zen et puis le tantrisme. Et ce qui m’a plu, c’est que dans le tantrisme, on enseigne les 3 Véhicules. C’est-à-dire le tantrisme sous sa forme thibétaine considère que ça correspond à 3 niveaux de développement de l’individu, et que dès le début, il n’essaie pas de dire « un est meilleur que l’autre », cela dépend du niveau de développement auquel tu es parvenu, même s’il y a un  niveau  supérieur. Alors  que  la  technique  du  zen  qui est une technique que  j’apprécie énormément, c’est au contraire d’utiliser l’agressivité, et parfois l’agressivité contre le Petit Véhicule ou les autres formes, justement pour te faire sortir de tes idées reçues, de croire que simplement parce que tu répètes comme un perroquet toutes les paroles de la doctrine, tu penses que tu es quelqu’un d’illuminé. Le zen est absolument merveilleux pour ça. Unique. Donc j’ai trouvé que les techniques tantriques correspondent davantage à ma nature profonde.
- G. J. : Est-ce que tu peux  donner  un  exemple  de  différence  de  ce  que  tu
pourrais faire avec la technique zen et de ce que tu fais avec la technique tantriste?
- R. F. : Ça, c’est un exemple très court et très visuel, que citent les maîtres thibétains eux-mêmes. Tu t’imagines une personne qui est en train de traverser un désert, d’aller d’un endroit à un autre comme nous le faisons, des ténèbres jusqu’à la lumière, il tombe sur une zone de buissons empoisonnés qui empêchent le passage. Alors la technique du Petit Véhicule, c’est de déraciner toutes ces plantes. Parce qu’ils ont eu l’exemple de combien c’est dangereux de s’y frotter. Donc, ils arrachent tout. Ça, c’est le Petit Véhicule. C’est-à-dire le renoncement complet. Par exemple tu renoncerais complètement à toutes les activités du monde. Après ça, il va venir une autre personne qui va voir ce type en train de s’efforcer très dur d’arracher tous ces buissons, et il n’en finit pas, parce que c’est plein de buissons partout. Et il lui dit  :  «  Pourquoi  tellement d’efforts, regarde, j’ai une antidote avec moi, je n’ai qu’à verser ce liquide dessus et toutes les plantes vont mourir. Puis tu passes. » Ça, c’est le Grand Véhicule. L’antidote du zen, c’est le concept de la vacuité, n’est-ce-pas. Et il arrive une troisième personne, et ça c’est le maître tantrique. Et quand il voit tous les buissons empoisonnés, il dit : « Oh, quelle chance, finalement je trouve du poison. J’étais en train de chercher du poison pour en faire le remède universel. » Ça, c’est l’attitude du tantrisme.
- G. J. : Mais comment le tantriste passe? Le premier passe en détruisant...
- R. F. : Le premier passe par le renoncement à la vie de tous les jours...
- G. J. : Le deuxième détruit, et le troisième s’arrête?
- R. F. : Le troisième vit la vie de tout le monde et voit toutes choses comme si elles étaient pures. Le troisième simplement vit au milieu du mal comme s’il n’existait pas. Selon le niveau de développement, ceux qui sont accomplis dans les 3 techniques, qui au fond correspondent à 3 stades de développement, ils vont conseiller d’être très très prudent. Ne crois pas que parce que tu as eu quelques enseignements, tu sois devenu un maître. Tu es devenu un « maître fou », un « yogi  fou », ils emploient cette expression. Donc la technique qu’on utilise, c’est la connaissance de l’esprit. C’est pour ça que les Thibétains sont devenus des grands maîtres sur la connaissance de l’esprit de telle façon que nos pstchologues, nos psychiatres, comparés à eux, c’est la même différence entre notre technologie et leur technologie à eux. Ils se sont concentrés sur la science de l’esprit. Un niveau du tantrisme, c’est une science.
- G. J. : Alors, si je comprends bien, Fluxus a été la première étape. Art of Peace Biennial, c’est la deuxième. Et tu essayes d’attraper la troisième.
- R. F. : Tu serais un peu trop précis, puisqu’à tout moment, dans la même journée, on pratique les  3  étapes  parfois. Ça  dépend  de  l’état  d’esprit  dans
lequel tu es. Donc déjà, même plus jeune, pour employer le mot jeune devant la doctrine, devant la vie, déjà ces trois éléments étaient là, et c’est maintenant que je me trouve au seuil peut-être de la troisième  étape.  Seuil.  Puisque  les  deux autres mènent à la troisième.
- G. J. : Et c’est pour le tantrisme que tu t’es installé en Dordogne?
- R. F. : Oui. A cause de la présence des maîtres thibétains.
- G. J. : Tu disais il y a quelques instants que dans la grande ville, on a tous les contacts avec les autres artistes.
- R. F. : C’est-à-dire que pour moi, vivre à la campagne, vivre à la ville, ce sont deux nécessités. C’est comme respirer. Parfois tu inspires, parfois tu expires. Ça se combine très très bien. Si ces maîtres-là étaient à New York, je vivrais à New York tout le temps. C’est parce qu’ils étaient en Dordogne que nous sommes allés en Dordogne. Puisque nous avons la chance là d’avoir au moins deux des plus grands maîtres thibétains qui sont des êtres humains accomplis, c’est-à-dire qu’ils ont accompli le plus le but qu’on considère final, c’est la connaissance de son propre esprit.
- G. J. : Et comment ça se passe, ces contacts avec ces deux maîtres?
- R. F. : Avec eux, le contact se passe dans le sens qu’ils donnent des enseignements, des enseignements publics, sauf les enseignements privés qui sont pour les gens qui sont plus avancés, par exemple pour ceux qui sont devenus moines ou qui font des retraites. Sinon  tous  les  enseignements  sont  publics. Et dans ces enseignements, ils traitent de certains sujets. Par exemple,  ils traitent du Livre thibétain des morts, le Bardô. Une autre fois, ils vont donner des enseignements sur les 9 Véhicules. Parce qu’en fait, on compte qu’il y a 6 sortes de tantras, 3 extérieurs et 3 intérieurs qui chacun correspond à un stade de développement. Et ils montrent quelle technique il faut employer. Par exemple, pour le renoncement, telle ou telle sorte de méditation, méditation sur la mort par exemple, sur l’impermanence de toute chose. Dans d’autres cas, on méditera  sur  la  vacuité.
Donc ils en parlent. Qu’est-ce qu’on veut dire par vacuité? Qu’est-ce que la réalité?
- G. J. : Tu m’as dit que ça t’a beaucoup aidé pour ton opération du cancer.
- R. F. : Comme la plupart de nos maladies, elles sont au moins en partie psycho-somatiques. Notre maître a un cas, nous l’avons entendu dire que quelqu’un qui était condamné aux Etats-Unis, il est allé le voir, il lui a donné quelques conseils de méditation à faire, il l’a fait, au bout de quelques temps, il était guéri.
- G. J. : Supposons que le cancer soit une maladie psycho-somatique, pourquoi tu l’as eu?
- R. F. : Je l’ai eu probablement à cause de certaines contradictions, à cause de ce que le boudhisme appellerait le mauvais karma. C’est-à-dire à cause d’actions négatives. Tu sais, le concept de péché n’existe pas dans le boudhisme, on dit les actions négatives. Le concept de péché est remplacé par celui d’ignorance. A cause d’actions ignorantes, on accumule un mauvais karma. Et ce mauvais karma, il faut qu’il sorte. C’est une purification. Généralement, ça va prendre la forme d’une maladie. Très souvent, des gens qui commencent sur le chemin débutent parfois par une maladie. Donc je l’ai eu, et je sais qu’au moment critique pour moi-même, je sais que ce qui m’avait été conseillé a été très utile.
- G. J. : Tu as été divorcé 2 fois. Est-ce que c’était des actions négatives en ce sens?
- R. F. : Négatives. Pas le divorce lui-même. C’est la façon dont je m’y suis pris. J’étais jeune.  Ça  a  causé  des  souffrances.  Mon  fils,  quand  nous  nous
sommes séparés, sa mère et moi, c’est évident que ça crée des souffrances. C’est une action négative.
- G. J. : Je ne veux pas aller trop loin, mais tout de même, est-ce que c’était parce que ça ne correspondait pas à ta vie pauvre, ou bien c’était toi qui avais fait une erreur?
- R. F. : Les deux. Les conditions de ma vie ayant changé, les personnes ayant elles-mêmes changé, on se développe de façon différente. La maman de Bruce par exemple, une jeune  femme  excellente,  jamais  elle  n’aurait  pu  vivre  ce genre d’expérience comme nous avons vécu pendant des années. Finalement, c’est ce genre de choses qui suppose un niveau évident entre les êtres, dans les relations entre les hommes et les femmes, et les enfants quand on en a.
- G. J. : Autre question. Malgré le boudhisme, tu es tout de même artiste. Un artiste fait aussi quelque chose parce qu’il le fait contre la mort. Pourquoi il vit si mal, pourquoi il ne passe pas son temps comme tous les autres? Qu’est-ce qui reste d’un artiste qui ne veut pas les objets en face d’une guerre possible où tous nos livres brûleront. La légende n’existera pas plus longtemps que les amis qui connaissent le nom.
- R. F. : Il reste ce que j’ai appellé « l’effet ». L’effet Da Vinci. L’effet Duchamp. L’effet untel ou untel. C’est-à-dire le champ d’énergie qui a été créé au cours d’une génération, de générations passées, qui fait qu’en dépit de tout, le monde continue, et en dépit de tout, il y a une possibilité d’éviter la  catastrophe. Je ne considère pas que l’activité artistique consiste en la production d’oeuvres d’art en tant que tels. Créer des oeuvres d’art, c’est l’activité d’échange. L’activité artistique, basiquement pour moi, est une activité spirituelle que tous les artistes pratiquent comme si et en dépit de, comme s’ils savaient d’où ils viennent et en dépit de  ne pas savoir où ils vont. C’est-à-dire que les artistes ne sont pas des maîtres spirituels. Parce qu’ils ont de grandes difficultés à accorder leur vie privée et leurs intuitions les plus profondes. Ce sont des fouille-merdes, ce sont des tout ce qu’on voudra, mais en même temps ce qui est essentiel dans l’oeuvre artistique, c’est l’intuition profonde qui fait que finalement, ce qui restera de l’activité artistique, je crois, est ce que le monde sera devenu s’il échappe à la catastrophe. C’est ça qui restera. Pas les noms. Les noms plus ou moins lointains seront oubliés, ça n’existera plus je pense. Mais ce sera incorporé. Ce que j’appelle « built in ». « versus built upon ». Un musée, une oeuvre d’art, c’est une activité « built upon ». « Built in », c’est le changement intérieur.
- G. J. : Est-ce que le tantrisme croit à la vraie innocence?
- R. F. : Je n’ai pas le choix jusqu’à la fin des temps. Si, j’ai un choix. La différence entre les 2 grandes écoles du Petit Véhicule et du Grand Véhicule est très intéressante. Le Petit Véhicule, c’est échapper pour toujours. Tu peux le faire au cours de cette vie, échapper pour toujours à la ronde de l’existence, et la technique principale, c’est le renoncement à tout. Le Grand Véhicule, c’est basé sur l’acceptance... C’est au contraire vouloir faire partie de la ronde des renaissances, jusqu’à ce que tous les êtres soient libérés. C’est ce qu’on appelle l’idéal du bodhissatva. Et les Thibétains ont une expression saisissante et tellement poétique, jusqu’à ce que le samsara, comme on l’appelle, le monde réel, soit vide.
- G. J. : Et avec ta vie, tu peux opter pour une renaissance entre une mouche et Mozart?
- R. F. : Selon la tradition tantrique, la plupart d’entre nous ne sont pas assez développés, c’est pour ça qu’on a besoin du Livre des morts, qui est en même temps un Livre de vie. Ils ne savent pas suffisamment comment vivre pour qu’au moment où ils vont mourir, ils puissent réussir à capter la grande expérience et à passer dans ce qu’on appelle la claire lumière. Pour toujours. La plupart d’entre nous vont revenir sur terre. Et selon le karma qu’ils ont accumulé, ils auront déjà beaucoup de chance s’ils peuvent renaître comme un être humain. Il y en a d’autres qui vont renaître dans toutes sortes de formes dans l’univers, pas simplement le nôtre, puisque les Thibétains considèrent qu’il y a autant d’univers qu’il y a de grains de sable dans le Gange. Mais après un certain niveau de développement de l’être, délibérément ils choisissent. C’est pour cela qu’il y a la réincarnation. Ils choisissent de renaître d’une certaine façon.
- G. J. : Et quel serait ton voeu?
- R. F. : Mon voeu, c’est le voeu du bodhissatva. Ce serait d’arriver à un tel niveau d’illumination, pas de délivrance, d’illumination, que je puisse aider les autres êtres à se libérer du samsara.
- G. J. : Donc de renaître comme un maître.
- R. F. : Ah non. Parce qu’il faudrait que je sois déjà à un tel niveau que je puisse choisir. Mais des bodhissatvas, il y en a qui décident  de  naître  dans  les
enfers par exemple, même si tu le prends comme état psychologique. Il y a des bohissatvas sur cette terre qui décident de renaître comme prostituée ou comme bandit. Il y en a qui décident de renaître parmi les animaux. Donc là on est en train d’entrer dans quelque chose qui est absolument fabuleux, mais étant donné que tu es poète et philosophe, ce n’est pas absent de la réflexion et de l’intuition poétique, l’unité de toutes choses. Parce que les Thibétains et les boudhistes en général, quand ils disent les êtres, ils disent les êtres sensibles, ils ne parlent pas que des êtres humains. C’est la libération de tous les êtres. Dans n’importe quel endroit qu’ils se trouvent.
- G. J. : Est-ce que tu fais le missionnaire clandestin sous le déguisement de l’artiste, par exemple avec Art of Peace Biennial?
- R. F. : C’est intéressant. Un des poèmes que j’ai fait il y a longtemps, qui s’appelle Kabou’inema, est un poème où la phrase qui revient tout le temps, elle  dit : « Tous ceux qui ont une mission sont des missionnaires ». Cette phrase revient comme une sorte de leitmotiv. Alors, à l’intérieur de la pratique artistique, puisqu’on l’appelle comme ça, j’estimerai que j’ai beaucoup de chance si j’arrivais à travers mon travail d’artiste à contribuer à ce dont je parle. Est-ce que j’aurais été davantage capable de le faire dans une autre activité, même pendant cette vie, en étant routier ou en étant homme politique, je ne sais pas. Ou missionnaire. Je ne sais pas en fait.
- G. J. : Mais pourquoi tu es toujours artiste?
- R. F. : Je le suis parce que c’est une activité qui convient à ce genre de  choses
dont je t’ai parlé. Même si dans un certain sens, mon travail artistique est terminé.
- G. J. : Comment?
- R. F. : Dans le sens du paradoxe dont on parlait. En même temps, mon travail
artistique est terminé, et je le continue.
- G. J. : Tu es bien d’accord avec moi que l’art du XXe siècle est en opposition avec la société, que tout art qui veut être trop harmonieux comme c’était peut-être le cas au Moyen-Âge, tombera très vite dans le kitsch. Les choses que tu fais sont toujours des choses plus ou moins oppositionnelles.
- R. F. : Je sais depuis très longtemps que dans ce que je fais, c’est très difficile de garder ce juste milieu et qu’en particulier c’est dangereux pour moi-même. Parce que j’ai un regard extrêmement critique envers moi-même. Ce qui me plaît aussi dans le monde artistique, c’est qu’on prend des risques, et l’autre côté que j’aime beaucoup, je le cite très souvent, ce sont ces vers d’un poète américain dont je ne me souviens plus de rien, un poète des années 30, quand il dit :
« Art being bartender is never drunk
And magic that believe in itself must die »
Entre ces limites-là, le chemin qui est le mien, c’est d’essayer de..., et bien sûr, chaque fois que je tombe, je me relève. Et je tombe souvent.

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